Me Alexandre Thériault-Marois - Auteur

23 mars 2020


 

Covid-19 et cas de force majeure : une décision récente pour nous aider à y voir clair dans l’exécution des obligations contractuelles

Si vous suivez moindrement les nouvelles et les médias sociaux, vous avez probablement constaté la kyrielle de questions légales que posera le Covid-19, notamment en ce qui a trait à l’exécution des obligations contractuelles, ou plutôt la difficulté ou l’impossibilité d’exécuter celles-ci. Les questions entourant ce que constitue ou pas un cas de force majeure en lien avec la récente pandémie risquent de se multiplier.

Heureusement, la décision, Services Ricova inc. c. Ville de Chambly, 2020 QCCS 739, rendue il y a quelques jours par la Cour supérieure impliquant trois (3) villes de la rive-sud et une entreprise de collecte et de gestion des matières recyclables apporte un éclairage intéressant.

Le marché des matières recyclables a été particulièrement chamboulé dans les dernières années. Vers 2017, la Chine a restreint la possibilité pour les pays occidentaux d’y exporter leurs matières recyclables, faisait ainsi chuter le marché des matières recyclables. Les cocontractants des municipalités se sont retrouvés dans l’impossibilité de revendre à bons prix les matières recyclables et ainsi été privés de revenus importants.

Une entreprise de collecte et de gestion des matières recyclables a décidé d’invoquer un cas de force majeure.

LES FAITS

En 2013, les Villes de Chambly, Mont Saint-Hilaire et Saint-Basile-Le-Grand (les « Villes ») lancent un appel d’offres pour la collecte des matières recyclages. En vertu de cet appel d’offres, l’adjudicataire devra procéder à la collecte mais également trouver un centre de tri pour y livrer les matières recyclables – l’adjudicataire devra donc signer un contrat avec celui-ci pour la réception des matières recyclables.

L’entreprise Ricova remporte l’appel d’offres en soumettant un prix bien inférieur à ses concurrents. Or, en cours de contrat et à la suite de la nouvelle donne mondiale dans le marché des matières recyclables, le centre de tri faisant affaires avec Ricova lui impose de nouveaux prix en 2018 : cette dernière perd maintenant plus de 65$ pour chaque tonne métrique collectée.

Ricova tente sans succès de renégocier les termes du contrat intervenu avec les Villes afin de cesser de perdre de l’argent à chaque collecte, mais ces dernières refusent. Ricova poursuit donc les Villes devant la Cour supérieure pour les pertes encourues en 2018, soit une somme de près de 250 000 $.

Elle fonde sa réclamation sur l’article 1470 C.c.Q., qui codifie le cas de force majeure.

FORCE MAJEURE: IMPRÉVISIBILITÉ ET IRRÉSISTIBILITÉ

La Cour supérieure débute son analyse en citant les auteurs relativement aux deux (2) critères devant être réunis pour être en présence d’un cas de force majeure :

[30] Traitant plus spécifiquement des notions d’imprévisibilité et d’irrésistibilité, ces mêmes auteurs s’expriment ainsi :
Imprévisibilité – (…) La jurisprudence, reprenant les données de la doctrine classique, demande au débiteur de démontrer non seulement qu’il n’a pas effectivement prévu l’événement, mais encore que celui-ci n’était pas normalement prévisible. Établir le caractère imprévisible de l’événement consiste à comparer la conduite du débiteur au moment de la formation du contrat à celle d’un modèle abstrait du débiteur avisé. (…)

Irrésistibilité – Le caractère irrésistible de l’événement doit être tel qu’il rende toute résistance de la part du débiteur inutile ou futile. Celui-ci a, en effet, le devoir de tout mettre en œuvre pour fournir l’exécution, même si un changement de circonstances a accru pour lui la difficulté du paiement. (…) l’événement invoqué comme force majeure doit être tel qu’il empêche l’exécution de l’obligation d’une manière absolue et permanente; celui qui rend l’exécution simplement plus difficile, plus périlleuse ou plus coûteuse pour le débiteur ne tombe pas dans la catégorie des cas fortuits. (…)

Retenons donc que le soumissionnaire ayant pris un risque d’affaires pour remporter un appel d’offres ne pourra se rabattre sur l’article 1470 C.c.Q. dans la mesure où son pari ne remporte pas les résultats escomptés.

Par ailleurs, une situation nouvelle faisant en sorte de rendre l’exécution du contrat moins rentable – ou même déficitaire – ne constituera pas un cas de force majeure si cette même exécution demeure possible.

REJET DE LA RÉCLAMATION

La Cour supérieure constate d’abord qu’en soumissionnant, Ricova a pris un risque d’affaires audacieux qu’elle ne peut aujourd’hui faire supporter aux Villes :

[56] M. Colubriale fait valoir qu’il ne s’agit pas d’un prix négocié et que l’ensemble de la situation dans laquelle il se trouve constitue une force majeure et demande à être compensée pour l’augmentation substantielle des coûts de traitement.
[57] Ce faisant, Ricova cherche à faire assumer aux Villes les risques qu’elle a omis de prendre en compte lors de la négociation de son entente avec le centre de tri Recyclage MD.
(…)
[59] Par ailleurs, et malgré cette conclusion, à compter du moment où une entreprise faisant affaire dans un domaine régi par le marché international ne sélectionne qu’un seul client, elle accepte de prendre des risques qui ne revêtent pas le caractère d’imprévisibilité de la force majeure.
(…)
[62] Ricova n’a pas agi en tant que contractant raisonnablement prudent et diligent dans les circonstances, en omettant de prévoir qu’une potentielle hausse de prix dans un autre contrat, en l’espèce, son entente avec Recyclage MD, pouvait augmenter les coûts de réalisation du Contrat.

La Cour supérieure poursuit ainsi son analyse relativement caractère irrésistible de la situation :

[63] En ce qui concerne le caractère irrésistible de la situation, Ricova ne remplit non plus son fardeau de preuve, puisqu’elle est incapable de démontrer qu’il lui est devenu impossible d’exécuter ses obligations, soit de procéder à la collecte, au transport et à la valorisation de matières recyclables. En effet, il est établi que Ricova ne s’est pas trouvé dans l’impossibilité de collecter, de transporter, ni de valoriser les matières recyclables. Elle s’est plutôt trouvée, pour quelques mois, à exécuter à perte l’ensemble de ces tâches en raison de l’augmentation des coûts de valorisation des matières ainsi collectées.

Ainsi, le fait d’être simplement déficitaire dans l’exécution du contrat n’est pas suffisant pour constituer un cas de force majeure.

ET POUR LE COVID-19

Le parallèle n’est sans doute pas parfait quant au caractère imprévisible de la situation : il est sans doute plus facile de plaider que l’apparition d’une pandémie est moins prévisible qu’un changement dans les conditions du marché des matières recyclables. Mais encore faut-il s’attarder au critère de l’irrésistibilité. Si l’exécution du contrat est simplement plus onéreuse ou difficile – et non impossible – en raison de la pandémie, nous ne sommes pas dans un cas de force majeure. Bien sûr, une analyse au cas par cas s’impose.

Cette chronique contient de l'information juridique d'ordre général et ne devrait pas remplacer un conseil juridique auprès d'un avocat ou d’un notaire qui tiendra compte des particularités de la situation de vos clients.

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